L’exception de possession personnelle antérieure en droit des brevets

 

L’exception de possession personnelle antérieure est un correctif au système français des brevets qui privilégie le premier déposant par rapport au premier inventeur. Elle permet au possesseur de bonne foi d’une invention de pouvoir exploiter cette invention, malgré un brevet qui serait déposé ultérieurement. S’agissant d’une exception au droit exclusif conféré par le brevet, cette exception est d’interprétation stricte et les conditions à réunir pour en bénéficier sont nombreuses. L’article vise à rappeler les conditions et effets de l’exception de possession personnelle antérieure au regard de la jurisprudence des vingt dernières années.

 

Sur le plan théorique, les systèmes de brevets peuvent réserver le droit au premier inventeur (first to invent) ou au premier déposant (first to file). Le droit français et le droit européen retiennent le système du premier déposant.  Cela est également le cas dans la plupart des législations nationales à travers le monde. Le droit américain, traditionnellement favorable au premier inventeur, a également évolué vers le système du premier déposant depuis 2013.

La loi n° 68-1 du 2 janvier 1968 précisait expressément en son article 1er que le droit au titre « appartient au premier déposant, personne physique ou morale ». L’article L. 611-6 actuel du Code de la propriété intellectuelle prévoit désormais que « le droit au titre de propriété industrielle mentionné à l’article L. 611-1 appartient à l’inventeur ou à son ayant cause ». Cependant, il ajoute que « Si plusieurs personnes ont réalisé l’invention indépendamment l’une de l’autre, le droit au titre de propriété industrielle appartient à celle qui justifie de la date de dépôt la plus ancienne ».

 

Le système de premier déposant présente deux limites :

  • D’une part, la possibilité de revendiquer la propriété du titre si celui-ci a été demandé « soit pour une invention soustraite à l’inventeur ou à ses ayants cause, soit en violation d’une obligation légale ou conventionnelle» (art. L. 611-8 du Code de la propriété intellectuelle)

 

  • D’autre part, l’exception de possession personnelle antérieure. Cette exception ancienne, d’origine jurisprudentielle, a été consacrée par la loi du 2 janvier 1968. Comme l’a rappelé le Tribunal de grande instance de Strasbourg, « l’exception de possession personnelle antérieure est un correctif de la priorité donnée au premier déposant sur le premier inventeur»[1]

 

L’exception de possession personnelle antérieure est aujourd’hui prévue à l’article L. 613-7 du Code de la propriété intellectuelle :

« Toute personne qui, de bonne foi, à la date de dépôt ou de priorité d’un brevet, était, sur le territoire où le présent livre est applicable en possession de l’invention objet du brevet, a le droit, à titre personnel, d’exploiter l’invention malgré l’existence du brevet.

Le droit reconnu par le présent article ne peut être transmis qu’avec le fonds de commerce, l’entreprise ou la partie de l’entreprise auquel il est attaché. »

 

Cette exception est régulièrement invoquée par les sociétés poursuivies en contrefaçon de brevet et plusieurs décisions sont rendues chaque année sur les conditions de cette exception. La plupart des conditions sont désormais bien fixées même s’il subsiste quelques incertitudes.

 

Les conditions de l’exception possession personnelle antérieure seront précisées (1) de même que les effets de cette exception (2).

 

1. Les conditions de l’exception de possession personnelle antérieure

 

Le principe d’interprétation stricte des exceptions s’applique à l’exception de possession personnelle antérieure.  Ce principe guidera l’analyse de la jurisprudence relative aux conditions de la possession personnelle antérieure qui tiennent au brevet opposé (1.1), à la personne du bénéficiaire de l’exception (1.2) et à la possession exigée (1.3).

 

1.1 Les conditions relatives au titre opposé

 

L’exception de possession personnelle antérieure vise principalement à échapper à une demande en contrefaçon de brevet. Conformément au principe de territorialité, celui qui se prévaut de l’exception ne peut le faire que si un brevet en vigueur en France lui est opposé. Si un brevet étranger lui est opposé, il pourra éventuellement invoquer les dispositions nationales équivalentes puisque de nombreux pays prévoient une exception similaire à la possession personnelle antérieure.

 

L’exception ne peut être invoquée que contre un brevet délivré et non contre une simple demande de brevet. Dans une affaire où une société avait assigné le titulaire d’une demande de brevet pour voir constater une possession personnelle antérieure, il a été jugé que « pour établir une possession personnelle antérieure de l’invention, il est nécessaire que le contenu de cette invention soit préalablement fixé par la délivrance du titre » et le sursis a logiquement été ordonné[2]. Cette règle est le corollaire de l’article L. 615-4 du Code de la propriété intellectuelle selon lequel « le tribunal saisi d’une action en contrefaçon sur le fondement d’une demande de brevet sursoit à statuer jusqu’à la délivrance du brevet. »

 

1.2 Les conditions relatives à la personne du bénéficiaire de l’exception

 

Selon l’article L. 613-7, le bénéficiaire de l’exception est « toute personne [… ] de bonne foi ».

L’exception n’est donc pas réservée au premier inventeur alors qu’historiquement la possession personnelle antérieure vise à préserver les intérêts du premier inventeur qui n’avait pas déposé de brevet sur son invention. Le Tribunal de grande instance de Paris a précisé en ce sens que « ce droit de possession personnelle a pour origine le travail propre de celui qui l’invoque »[3]. A défaut de limitation législative, il n’y a cependant pas lieu de limiter le bénéficiaire au seul premier inventeur. Il a notamment été jugé que l’exception n’était pas limitée au seul inventeur mais peut s’appliquer lorsque « le possesseur est de bonne foi, lorsqu’il a réalisé lui-même l’invention ou lorsque, comme en l’espèce, il l’a reçue légitimement de son auteur »[4].
Peuvent ainsi bénéficier de la possession personnelle antérieure, outre le premier inventeur, toutes les personnes qui ont eu connaissance légitimement de l’invention, notamment tous les ayant cause de l’inventeur. La jurisprudence est rare sur cette condition mais la Doctrine est favorable à cette conception large de l’exception qui doit profiter « à ceux qui, sans avoir réalisé l’opération inventive, ont bénéficié des informations communiquées par leur auteur en exécution, notamment d’un contrat portant obligation de communication. Il en sera, tout particulièrement, ainsi de l’effet d’un contrat de travail obligeant l’employé à communiquer à l’employeur les informations qu’il aurait construites lui-même. Il en ira plus largement ainsi de toutes les communications d’informations réalisées au titre d’un contrat quelconque engendrant pareille obligation d’information soit à titre principal comme tous les contrats de communication de know-how, soit à titre incident, comme les contrats de licence de brevets, de sous-traitance, de recherche, et diverses opérations qualifiées de contrats de collaboration inter-entreprises »[5].

 

Le bénéficiaire doit être de bonne foi, c’est-à-dire qu’il doit être en possession légitime de l’invention et ne pas en avoir eu connaissance par fraude, vol d’informations ou encore violation d’une obligation de confidentialité ou d’un secret des affaires. La bonne foi n’est pas retenue lorsque celui qui l’invoque « n’a eu accès à l’invention qu’en raison de ses relations contractuelles avec le futur breveté, pour le compte duquel elle avait réalisé les essais et mis au point des prototypes »[6]. L’exception a également été écartée pour absence de bonne foi lorsque « la connaissance qu’ils ont des éléments du savoir-faire résulte d’un contrat de licence avec le breveté ultérieur, leur imposant une obligation de confidentialité et la communication gratuite des améliorations apportées au savoir-faire concédé »[7].

 

1.3 Les conditions relatives à la possession exigée

 

Premièrement, s’agissant d’un fait juridique, la preuve de la possession personnelle antérieure de l’invention peut théoriquement être rapportée par tous moyens. La charge de la preuve pèse sur celui qui l’invoque. Cependant, la jurisprudence précise que les moyens de preuve « doivent d’évidence présenter un caractère de sincérité et de certitude suffisant, sans qu’il soit possible d’établir un parallèle avec les conditions imposées pour la preuve d’une antériorité entraînant la nullité du brevet dès lors que celle-ci étant tirée du domaine public, la preuve de son existence peut être rapportée de manière objective »[8]. Des plans purement internes sont généralement insuffisants à caractériser la possession de l’invention dès lors que nul ne peut se ménager de preuve à soi-même[9]. En pratique, pour établir avec certitude la possession de l’invention à une date donnée, il est recommandé de recourir à des modes de preuve tels que l’enveloppe Soleau, l’enveloppe E-Soleau ou les solutions de datation par la blockchain.

 

Deuxièmement, la possession de l’invention doit être certaine dans son existence et dans son objet, et doit coïncider avec l’invention brevetée qui est opposée. La jurisprudence rappelle régulièrement que « la possession doit porter sur la technique même couverte par le brevet et l’invention doit être connue complètement »[10] ou encore qu’il faut démontrer la  « connaissance complète de tous les éléments constitutifs de l’invention, objet du brevet, avant son dépôt »[11]. En d’autres termes, celui qui invoque l’exception doit prouver avoir une pleine connaissance antérieure de la technique brevetée.

 

Troisièmement, celui qui invoque la possession personnelle antérieure doit se trouver en possession de l’invention sur le territoire français. Il s’agit d’une conséquence du principe de territorialité des droits de propriété industrielle. Cette condition a été rappelée dans une affaire où le développement de l’invention avait été effectué à l’étranger mais où la connaissance initiale de l’invention en France avait été prouvée[12]. Un auteur considère que la connaissance de l’invention sur le territoire français suffit, peu important le lieu d’acquisition : « si une société italienne a réalisé l’invention en Italie en 1990 (acquisition) et a créé une filiale en France en 1992 pour exploiter cette invention, il y a possession personnelle si le dépôt date de 1993 mais pas s’il date de 1991 »[13].

 

Quatrièmement, la condition la plus débattue est celle de savoir si une possession intellectuelle suffit ou s’il faut justifier d’une commercialisation ou de préparatifs sérieux. La Doctrine considère généralement que seule la possession intellectuelle de l’invention est nécessaire, à l’exclusion de commencements d’exploitation. Mathely indiquait ainsi que « le droit de possession antérieure est reconnu à celui qui avait antérieurement à la date dont bénéficie le brevet, la détention intellectuelle de l’invention brevetée. Il suffit donc que le premier inventeur ait réalisé la conception de l’invention ; il n’est pas nécessaire qu’il ait commencé à exploiter, ou entrepris des préparatifs en vue de l’exploitation »[14]. La jurisprudence retient généralement ce principe : « Attendu qu’il est de jurisprudence constante que la possession intellectuelle antérieure doit être précise et complète sans toutefois que la justification de préparatifs en vue de l’exploitation soit exigée »[15]. Encore récemment, le Tribunal a rappelé que « la possession intellectuelle de l’invention est suffisante sans qu’il soit nécessaire de démontrer qu’elle a été mise en œuvre dans une réalisation, ni a fortiori exploitée »[16].

 

Toutefois, il existe toujours certaines décisions divergentes qui exige des actes de commercialisation[17] ou bien des préparatifs sérieux en vue d’une commercialisation : « la société VINMER n’ayant pas forcément à rapporter la preuve d’actes de commercialisation des produits issus de cette innovation mais celle de préparatifs sérieux d’exploitation »[18].

 

2. Les effets de l’exception de possession personnelle antérieure

 

2.1 Les prérogatives conférées par l’exception de possession personnelle antérieure

 

Si les conditions de la possession personnelle sont réunies, le possesseur de bonne foi « a le droit, à titre personnel, d’exploiter l’invention malgré l’existence du brevet » conformément à l’article L. 613-7 du Code de la propriété intellectuelle. Cette exception lui permet donc (i) d’échapper aux demandes en contrefaçon et (ii) d’exploiter lui-même l’invention en sa possession. Il ne pourra en revanche pas déposer de brevet puisque celui-ci serait antériorisé.

 

Le terme « exploiter » utilisé par l’article L. 613-7 est particulièrement large et recouvre notamment la fabrication, l’utilisation, la commercialisation de l’invention. Le texte ne prévoit, aucune limitation quantitative de l’exploitation. L’exploitation peut donc être importante si le bénéficiaire de l’exception dispose de moyens de fabrication importants.

 

La limitation vient des formes de l’exploitation puisque celle-ci doit être strictement personnelle[19]. Une exploitation sous forme de licence est donc prohibée, sauf si l’invention leur a été communiquée légitimement avant le dépôt du brevet. La sous-traitance devrait également être interdite même si une partie de la doctrine considère que le caractère personnel du droit d’exploiter l’invention n’empêche pas de confier les opérations d’exécution matérielle, pour le compte du possesseur, à un sous-traitant.

 

Toutefois, dès lors que le bénéficiaire du droit de possession peut exploiter licitement la technique ultérieurement brevetée, les revendeurs et clients du produit mettant en œuvre l’invention ne pourront pas se voir reprochés d’utiliser et de vendre les produits réalisés par le possesseur. En décider autrement reviendrait à priver d’utilité le droit de possession personnelle antérieure.

 

2.2 Le transfert de l’exception de possession personnelle antérieure

 

L’alinéa 2 de l’article L. 613-7 pose une limite au caractère strictement personnel de la possession : « Le droit reconnu par le présent article ne peut être transmis qu’avec le fonds de commerce, l’entreprise ou la partie de l’entreprise auquel il est attaché ».

Il résulte de ce texte que le possesseur ne peut, en aucun cas, céder ou donner de licence à un tiers, de manière isolée, son droit de possession personnelle antérieure. Le seul cas envisagé de transfert du droit de possession est la transmission de l’ensemble ou l’universalité dont il est un des éléments.

Cette limite est d’interprétation stricte et le transfert ne bénéficie pas à l’entreprise qui a été créée par un inventeur personne physique qui bénéficierait de l’exception[20].

 

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En conclusion, l’exception de possession personnelle antérieure est souvent invoquée mais rarement accueillie en jurisprudence. Les conditions sont en effet exigeantes et celui qui invoque l’exception échoue le plus souvent en raison de l’absence de preuve d’une connaissance complète des moyens de l’invention avant la date de dépôt ou de priorité. En pratique, certaines sociétés hésitent à invoquer cette exception puisque ce moyen de défense oblige à divulguer certaines informations techniques dont l’autre partie n’a pas préalablement connaissance et qui pourraient être utilisées dans le cadre des demandes en contrefaçon.

L’exception de possession personnel antérieure semble d’ailleurs moins invoquée dans la jurisprudence récente. Il est vrai qu’elle trouve davantage à s’appliquer pour les inventions dans le domaine de la mécanique que dans les contentieux en matière de pharmacie, d’inventions mises en œuvre par ordinateur ou relatives à la transmission de données.

 

 

Jérôme TASSI

 

[1] TGI Strasbourg, 21 octobre 2010, RG 2008/03636

[2] TGI Paris, JME, 7 juin 2012, RG 10/15915

[3] TGI Paris, 16 janvier 2014, RG 12/06241

[4] TGI Paris, 9 mars 2001, PIBD 2001 728 III 495

[5] LE STANC et MOUSSERON, La possession personnelle antérieure d’invention brevetée, Dossiers Brevets 1978, II)

[6] Cass. Com. 25 avril 2006, n° 04-15995

[7] CA Paris, 11 janvier 2006, PIBD 2006, 825, IIIB-155

[8] TGI Paris, 4 septembre 2001, PIBD 2002 739 III 156

[9] TGI Paris, 22 novembre 2013, RG 10/10117 ; TGI Paris, 3 avril 2014, RG 12/06951

[10] TGI Paris, 4 septembre 2001, PIBD 2002 739 III 156

[11] CA Paris, 11 janvier 2006, PIBD 2006, 825, IIIB-155

[12] TGI Paris, 19 décembre 2003, RG 02/0563

[13] POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Montchrestien, 1999, § 553

[14] MATHELY, Le nouveau droit des brevets d’invention p.299

[15] TGI Paris, 1er juillet 2003, PIBD 2003 776 III 587 ; CA Paris, 14 janvier 2004

[16] TGI Paris, 26 février 2016, RG 14/07779

[17] CA Paris, 17 mars 2004, base de données de l’INPI n° B20040078

[18] TGI Paris, 6 juin 2013, RG 11/05906 ; voir aussi TGI Limoges, 16 mai 2002, PIBD 2002 749 III 397

[19] CA Paris, 27 mai 2016, RG 2014/03454

[20] CA Paris, 27 mai 2016, RG 2014/03454