Violation d’un contrat de licence : contrefaçon ou responsabilité contractuelle ? (CA Paris, 19 mars 2021)

La question fait débat depuis plusieurs années : en cas de violation d’un contrat de licence portant sur un droit de propriété intellectuelle, le titulaire du droit peut-il agir en contrefaçon (responsabilité délictuelle) ou doit-il agir en responsabilité contractuelle ? L’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 19 mars 2021 tranche nettement en faveur de la responsabilité contractuelle, ce qui semble contestable et contraire à l’objectif de l’arrêt de la Cour de Justice du 18 décembre 2019.

 

1. La règle de non-cumul des responsabilités en matière de contrefaçon

 

Selon la règle classique du non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle, « le créancier d’une obligation contractuelle ne peut se prévaloir contre le débiteur de cette obligation, quand bien même il y aurait intérêt, des règles de la responsabilité délictuelle » (Cass. Civ. 1ère, 11 janvier 1989, n°86-17323).
Pourtant, en matière de violation de contrat de licence de marque, la Cour de cassation a considéré que le régime de responsabilité en cas de contrat de licence pouvait être celui de la contrefaçon en cas de risque de confusion (Cass. Com. 10 février 2015, n° 13-24979 et antérieurement Cass. Com. 31 mars 2009, n° 07-17665, Cass. Com., 15 janvier 2002, n° 99-19279). Dans ces affaires, il y avait, en réalité, une coexistence des responsabilités contractuelle et délictuelle (J-M. BRUGUIERE et F. DUMONT, RLDI n° 116, juin 2015 : « La chambre commerciale rappelle fort opportunément qu’un même fait peut à la fois représenter l’inexécution d’un contrat et une contrefaçon. Plus précisément, une violation du contrat pour les parties, et une violation des signes distinctifs pour les tiers (le public)) ».

 

2. L’arrêt de la Cour de Justice du 18 décembre 2019

 

Dans une précédente affaire de violation de licence de logiciel, la Cour d’appel avait posé une question préjudicielle à la Cour de Justice sur le régime juridique applicable : « «Le fait pour un licencié de logiciel de ne pas respecter les termes d’un contrat de licence de logiciel (par expiration d’une période d’essai, dépassement du nombre d’utilisateurs autorisés ou d’une autre unité de mesure, comme les processeurs pouvant être utilisés pour faire exécuter les instructions du logiciel, ou par modification du code source du logiciel lorsque la licence réserve ce droit au titulaire initial) constitue-t-il
– une contrefaçon (au sens de la directive 2004/48 du 29 avril 2004) subie par le titulaire du droit d’auteur du logiciel réservé par l’article 4 de la directive 2009/24/CE du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur,
-ou bien peut-il obéir à un régime juridique distinct, comme le régime de la responsabilité contractuelle de droit commun
 ».
La Cour de Justice ne n’est pourtant pas prononcée sur le régime de responsabilité applicable en cas de violation de contrat de licence. Elle a simplement jugé que « la violation d’une clause d’un contrat de licence d’un programme d’ordinateur, portant sur des droits de propriété intellectuelle du titulaire des droits d’auteur de ce programme, relève de la notion d’« atteinte aux droits de propriété intellectuelle’, au sens de la directive 2004/48 et que, par conséquent, ledit titulaire doit pouvoir bénéficier des garanties prévues par cette dernière directive, indépendamment du régime de responsabilité applicable selon le droit national.» (CJ, 18 décembre 2019, C- 666-18). Au paragraphe 44, la Cour énonce : «  Il s’ensuit que le législateur national reste libre de fixer les modalités concrètes de protection des dits droits et de définir, notamment, la nature, contractuelle ou délictuelle, de l’action dont le titulaire de ceux-ci dispose, en cas de violation de ses droits de propriété intellectuelle, à l’encontre d’un licencié de programme d’ordinateur. Toutefois, il est indispensable que, dans tous les cas, les exigences de la directive 2004/48 soient respectées. ». Le débat du droit français entre responsabilité délictuelle et contractuelle n’a donc pas été tranché.

 

La doctrine majoritaire a considéré que le régime spécial de la contrefaçon devrait s’appliquer en conséquence de l’arrêt : « on voit mal comment ce régime du Code civil pourrait trouver concrètement à s’appliquer compte tenu des enseignements de l’arrêt puisqu’il n’intègre pas les exigences de la directive 2004/48. De plus, le Code de la propriété intellectuelle n’édicte aucune responsabilité contractuelle spécifique pour atteinte aux droits. C’est donc le régime spécial de responsabilité délictuelle pour contrefaçon du Code de la propriété intellectuelle qui devrait être utilisé puisqu’il est le seul, en droit positif français, à offrir les garanties issues de la directive 2004/48 » (C. Caron, Communication Commerce électronique n° 3, Mars 2020, comm. 23).

 

3. L’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 19 mars 2021 : consécration (contestable) de la responsabilité contractuelle

 

L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 19 mars 2021 est le premier, à ma connaissance, à se prononcer explicitement sur la question de la responsabilité applicable en cas de violation d’un contrat de licence sur un logiciel suite à l’arrêt de la Cour de Justice. Dans cette affaire, une société a introduit une action en contrefaçon de droit d’auteur pour violation, par son licencié, de certains articles du contrat de licence GNU GPL v2. Les parties se référaient à l’arrêt de la Cour de Justice du 18 décembre 2019 et n’en avaient pas la même interprétation. La société défenderesse soutenait que seule la responsabilité contractuelle pouvait être applicable et sollicitait, en conséquence, l’irrecevabilité des demandes fondées exclusivement sur la contrefaçon.
Dans l’arrêt du 19 mars 2021, la Cour d’appel de Paris adopte une solution binaire qui a l’apparence de la simplicité :

    • « lorsque le fait générateur d’une atteinte à un droit de propriété intellectuelle résulte d’un acte de contrefaçon, alors l’action doit être engagée sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle prévue à l’article 335-3 du code de la propriété intellectuelle.

 

  • En revanche lorsque le fait générateur d’une atteinte à un droit de propriété intellectuelle résulte d’un manquement contractuel, le titulaire du droit ayant consenti par contrat à son utilisation sous certaines réserves, alors seule une action en responsabilité contractuelle est recevable par application du principe de non-cumul des responsabilités.»

 

Cette position va à l’encontre de la jurisprudence antérieure de la Cour de cassation qui admettait la possibilité d’agir en contrefaçon dans des cas analogues. Alors qu’elle évoque la décision de la Cour de Justice, la Cour d’appel ne s’explique malheureusement pas sur le fait qu’elle ne suive pas les décisions précitées de la Cour de cassation.
L’enjeu pratique est considérable puisque, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, les dispositions de la directive 2004/48 semblent différemment applicables en droit français. Aucune disposition du Code civil ne permet leur application en cas de responsabilité contractuelle.

 

Ainsi, le titulaire de droit qui se plaint d’une violation contractuelle par son licencié ne pourra pas invoquer les dispositions protectrices prévues par le Code de la propriété intellectuelle (saisie-contrefaçon, droit d’information, référé-contrefaçon, interdiction sur requête, évaluation du préjudice etc.). Il devra également prouver la faute du défendeur alors qu’en matière de contrefaçon, la bonne ou mauvaise foi est indifférente. La question de la compétence pose également difficulté et risque de ralentir les procédures puisque les Tribunaux Judiciaires spécialisés en propriété intellectuelle ne seront pas exclusivement compétents pour traiter le litige contractuel.
La solution retenue par la Cour d’appel revient donc à placer le titulaire de droit ayant consenti une licence qui n’est pas respectée dans une position moins favorable que s’il n’avait pas consenti de licence, ce qui est difficilement compréhensible et ne semble pas respecter l’objectif de la décision de la Cour de Justice (§ 44 : « il est indispensable que, dans tous les cas, les exigences de la directive 2004/48 soient respectées »). En effet, en l’état du droit français, l’application des règles de la responsabilité contractuelle ne permettent pas respecter les dispositions prévues par la directive 2004/48.

 

Dans l’arrêt commenté, les demandes sont donc déclarées irrecevables puisqu’elles étaient fondées exclusivement sur la responsabilité délictuelle. La demande en parasitisme est, en revanche, accueillie puisque « les reproches articulés par la société Entr’Ouvert ne sont pas tirés de violations des clauses du contrat de licence mais sont relatifs à des faits distincts de parasitisme et dès lors ne se heurtent pas à la règle du non-cumul des responsabilités ci-dessus ».

 

Si la solution de l’arrêt semble contestable, son caractère tranché sur un point juridique important permettra probablement un pourvoi. La Cour de cassation pourra enfin trancher de façon claire le ou les régime(s) juridique(s) applicable(s) en cas de violation d’un contrat de licence par le licencié.

 

Affaire à suivre avec la plus grande importance !

 

Jérôme TASSI
Pôle Propriété Intellectuelle