La saisie-contrefaçon est souvent qualifiée de « reine des preuves » pour les atteintes aux droits de propriété intellectuelle. Il s’agit d’une procédure exorbitante de droit commun permettant à un titulaire de droit (brevet, marque, dessin et modèle, droit d’auteur), d’obtenir unilatéralement sur requête, une ordonnance du juge lui permettant de pénétrer chez un tiers, sans son accord, afin d’y procéder à des investigations, des constatations, voire des saisies réelles tendant à apporter la preuve d’une contrefaçon alléguée (sur le sujet, voir notamment Guide des saisies-contrefaçons et des constats, Lexisnexis, 2016, M.Abello, J. Tassi et G. Dubos).
Les textes applicables autorisent la saisie « le cas échéant assistés d’experts désignés par le demandeur » (voir par exemple, article L. 615-5 du Code de la propriété intellectuelle pour les brevets). En pratique, il s’agit le plus souvent d’un Conseil en propriété industrielle, mais il peut s’agir également d’un informaticien, d’un expert-comptable ou de tout autre type d’expert. Le demandeur désigne généralement dans sa requête le ou les Conseil(s) en propriété industrielle qui pourront assister l’huissier, et le juge des requêtes autorise ces conseils nommément visés à participer aux opérations de saisie-contrefaçon.
L’arrêt de la Cour de cassation du 8 mars 2005
Lorsque l’expert désigné est le Conseil en propriété industrielle habituel du demandeur, la question de l’indépendance et de l’impartialité de ce conseil se pose inévitablement et a été longuement débattue en jurisprudence. Le débat a été tranché en 2005 par la Cour de cassation. Une Cour d’appel avait annulé des opérations de saisie-contrefaçon pour défaut d’indépendance du Conseil en propriété industrielle. La chambre commerciale de la Cour de cassation a cassé l’arrêt: « Attendu qu’en statuant ainsi, alors que le conseil en propriété industrielle, fût-il le conseil habituel de la partie saisissante, exerce une profession indépendante, dont le statut est compatible avec sa désignation en qualité d’expert du saisissant dans le cadre d’une saisie-contrefaçon de marque, mission qui ne constitue pas une expertise au sens des articles 232 et suivants du Nouveau Code de procédure civile, la cour d’appel a violé le premier des textes susvisés par fausse application, et le second par fausse interprétation » (Cass. com., 8 mars 2005 : Bull. civ. 2005, IV, n° 53, p. 58.). Lors d’une conférence il y a quelques années, l’ancien Président de la Chambre commerciale avait indiqué que la question avait été âprement débattue parmi les conseillers de la Chambre, et que la solution retenue était loin de faire l’unanimité. L’article R. 422-52 du Code de la propriété intellectuelle apporte en effet des garanties d’indépendance sur les membres de cette profession : « Le conseil en propriété industrielle exerce sa profession avec dignité, conscience, indépendance et probité, et dans le respect des lois et règlements régissant sa compagnie. ».
A la suite de cet arrêt, il a notamment été jugé que le fait pour le conseil en propriété industrielle habituel du requérant d’avoir établi une consultation à son bénéfice précisément dans le domaine concerné par le présent litige « n’est pas de nature à porter atteinte aux dispositions de l’article 6.1 [Conv. EDH] ni à remettre en cause son indépendance ou à caractériser un quelconque conflit d’intérêts » et « que l’établissement de ce mémorandum n’a eu aucune incidence quant aux conditions d’exécution par le conseil de sa mission lors des opérations de saisie-contrefaçon plus de trois années plus tard » (CA Paris, 4e ch. B, 30 juin 2006, n° 04/18890) ;
Le débat semblait donc clos depuis cet arrêt, la jurisprudence reprenant quasi-systématiquement la position de la Cour de cassation (voir Guide des saisies-contrefaçons et des constats, p. 75 et suivantes). Ainsi, en pratique, il est aujourd’hui très fréquent que l’expert assistant l’huissier lors d’une saisie soit le conseil habituel du demandeur à la saisie-contrefaçon, notamment pour les contentieux de brevet. Cela implique concrètement que le conseil en propriété industrielle (i) connaisse très bien le brevet prétendument contrefait et (ii) qu’il ait généralement analysé la contrefaçon alléguée avant de procéder à la saisie. Il est donc certain que sa désignation présente un intérêt pour le titulaire de droit. Autre intérêt et non des moindres : le demandeur peut supposer que « son » conseil en propriété industrielle fasse preuve d’une plus grande combativité dans la recherche des preuves qu’un expert totalement neutre (même si, en théorie, c’est bien l’huissier qui doit mener les opérations et non l’expert – la pratique divergeant souvent sur ce point). Ces propos sont dits sans aucune provocation car il est évident que la personnalité de l’expert influe sur le déroulement des opérations. En contrepartie, le saisi peut avoir l’impression que l’expert ne présente pas des garanties suffisantes d’impartialité.
L’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 27 mars 2018
C’est dans ce contexte qu’est intervenu l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 27 mars 2018 (Pôle 5 – Chambre 1, RG 17/18710). Dans cette affaire, la société JCB, titulaire de deux brevets, suspectait que la machine MT 1840 de la société MANITOU constituerait une contrefaçon de certaines revendications de ses brevets. Elle a donc mandaté les 26 et 27 avril 2017 deux conseils en propriété industrielle pour faire réaliser des tests privés sur la machine suspectée de contrefaçon. Ce rapport concluait vraisemblablement à la contrefaçon et a été produit au soutien de la requête aux fins de saisie-contrefaçon de la société JCB.
Les 16 et 17 juin 2017, une saisie-contrefaçon a été réalisée chez MANITOU, les deux mêmes conseils en propriété industrielle assistant l’huissier, conformément aux termes de l’ordonnance aux fins de saisie-contrefaçon. L’ordonnance avait été rendue le 2 juin 2017.
La société MANITOU a introduit un référé-rétractation en invoquant notamment, le défaut d’indépendance des deux conseils. En première instance, le juge a refusé de rétracter pour ce motif en s’appuyant sur la position de la Cour de cassation : « Cependant, les conseils en propriété industrielle, du fait de leur statut déontologique, même si ce sont les conseils habituels du saisissant, sont autorisés à assister aux opérations de saisie-contrefaçon. C’est l’huissier instrumentaire qui doit diriger les opérations, et une éventuelle irrégularité sur ce point pourra être soulevée devant le juge du fond et éventuellement justifier une annulation des opérations de saisie » (TGI Paris, ord. rétractation, 5 octobre 2017).
Mais en appel, la Cour a rétracté l’ordonnance aux fins de saisie-contrefaçon car « il résulte de ce qui précède que M. X et M. Y ont été désignés à deux reprises dans un même litige en contrefaçon opposant la société JC BAMFORD à la société MANITOU ; d’abord le 26 avril 2017 à la demande de la société JC BAMFORD pour procéder à des tests sur un véhicule Manitou MT 1840, déposant le 4 mai 2017 un rapport d’expertise privée décrivant les caractéristiques du matériel examiné ; ensuite par ordonnance du 2 juin 2017, les désignant comme experts judiciaires pour assister l’huissier instrumentaire au cours d’opérations de saisie-contrefaçon portant aussi bien sur le modèle MT 1840, déjà examiné au cours de l’expertise privée, que d’autres modèles de la société MANITOU ; qu’à l’évidence, et indépendamment de leur statut qui leur impose des obligations déontologiques, des conseils en propriété industrielle ne peuvent, sans qu’il soit nécessairement porté atteinte au principe d’impartialité exigé par l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, être désignés comme experts par l’autorité judiciaire alors qu’ils étaient antérieurement intervenus comme experts pour le compte de l’une des parties dans la même affaire, en l’espèce relative à des faits de contrefaçon de brevet portant notamment sur le véhicule MT 1840 ; que cette désignation étant irrégulière, l’ordonnance du 2 juin 2017 sera rétractée et celle du 5 octobre 2017 infirmée »
La motivation de l’arrêt milite pour une portée limitée de la décision au cas d’espèce. Ce qui porte atteinte au principe d’impartialité est uniquement la double intervention des Conseils en propriété industrielle en tant qu’experts privés puis en tant qu’experts assistant l’huissier. Il est intéressant de souligner que, s’agissant d’une procédure de rétractation, c’est la désignation en elle-même des mêmes experts pour la saisie qui est sanctionnée, et non leur comportement au cours de la saisie (un comportement éventuellement impartial pouvant être sanctionné par la nullité du procès-verbal).
A priori, la motivation spécifique de l’arrêt ne remet aucunement en cause la désignation du Conseil en propriété industrielle habituel lors de la saisie. Toutefois, certaines situations pratiques pourraient rentrer dans la portée de cette décision, notamment lorsque le Conseil en propriété industrielle a écrit une mise en demeure préalable au saisi. Il est vraisemblable que la jurisprudence ait à statuer sur cette situation dans les mois à venir.
Les conséquences de cet arrêt
Selon mes informations, l’arrêt du 27 mars 2018 a fait l’objet d’un pourvoi en cassation de la part de la société JCB et la CNCPI serait intervenue au pourvoi. Le pourvoi ne statuera vraisemblablement pas sur la licéité de la présence du Conseil en propriété industrielle habituel puisque ce n’était finalement pas la question dans cet arrêt. La Cour de cassation se prononcera sur ce cas spécifique et une confirmation de l’arrêt d’appel serait souhaitable.
Indépendamment du sort de ce pourvoi, l’arrêt risque de renouveler le débat judiciaire sur la personne de l’expert assistant l’huissier lors d’une saisie-contrefaçon. Par prudence, il serait préférable de prévoir, dans la requête aux fins de saisie-contrefaçon, un Conseil en propriété industrielle qui n’a pas eu, au préalable, à donner son avis sur la question de la contrefaçon (opinion écrite, lettre de mise en demeure).
Cette problématique peut sembler insignifiante pour ceux qui ne sont pas habitués aux saisies-contrefaçon. Mais dans les contentieux, et notamment les contentieux de brevet, le rôle du procès-verbal de saisie-contrefaçon est souvent déterminant. En conséquence, la personne de l’expert accompagnant l’huissier est tout aussi déterminante puisqu’en pratique il va jouer un rôle essentiel dans le bon déroulement des opérations. Comme le dit la CNCPI dans une vidéo présentant la procédure de saisie-contrefaçon, le Conseil en propriété industrielle est le « chef d’orchestre » de la saisie (https://www.youtube.com/watch?v=HKGNYYdeDS0)
Compte tenu du caractère exorbitant de la saisie-contrefaçon, il semble légitime que l’expert accompagnant l’huissier présente toutes les garanties d’indépendance et d’impartialité, et que le saisi n’ait pas le sentiment que l’expert a déjà préjugé de la contrefaçon. Une solution pratique serait que le juge qui rend son ordonnance de saisie-contrefaçon désigne un Conseil en propriété industrielle neutre, qui ne soit pas le Conseil habituel du demandeur. Une telle désignation est, par exemple, la pratique en Belgique et, selon mes quelques expériences, les procès-verbaux rédigés par des experts totalement neutres étaient tout autant exploitables par les parties et le Tribunal que les procès-verbaux rédigés en France. Il n’y aurait ainsi pas d’atteinte à l’intérêt que constitue la saisie-contrefaçon à la française et à la compétitivité de la France dans le contentieux des brevets puisque la saisie-contrefaçon serait tout aussi efficace qu’auparavant, et en respectant davantage les principes fondamentaux de procédure.
L’avantage de procéder ainsi serait également de limiter le contentieux de la nullité du procès-verbal de saisie-contrefaçon puisque l’expert ne pourrait pas être suspecté d’impartialité ou de n’avoir exécuté sa mission qu’en faveur du breveté.
L’arrêt de cassation du 27 mars 2019.
La chambre commerciale de la Cour de cassation a rendu son arrêt le 27 mars 2019 cassant l’arrêt d’appel. La Cour juge que “le fait que le conseil en propriété industrielle de la partie saisissante ait, à l’initiative de celle-ci, établi un rapport décrivant les caractéristiques du produit incriminé ne fait pas obstacle à sa désignation ultérieure, sur la demande du saisissant, en qualité d’expert pour assister l’huissier dans le cadre d’une saisie-contrefaçon de brevet, sa mission n’étant pas soumise au devoir d’impartialité et ne constituant pas une expertise au sens des articles 232 et suivants du code de procédure civile”.
La Cour a voulu donner une portée importante à l’arrêt puisqu’il s’agit d’un arrêt “P B R” c’est à dire diffusé au Bulletin de la Chambre, au BICC et qu’il sera analysé dans le rapport annuel de la Cour de cassation.
La Cour de cassation réaffirme donc sa position de 2005, même si, à titre personnel, les réserves exprimées ci-dessus demeurent et qu’un Conseil en Propriété Industrielle désigné librement par le juge des requêtes me semble une évolution souhaitable.
Jérôme TASSI