Droit de la preuve, protection des données personnelles et vie privée : la position de la Cour de cassation

La chambre sociale de la Cour de cassation a rendu, le 8 mars 2023, trois arrêts concernant l’équilibre entre le droit de la preuve, la protection des données personnelles et la protection de la vie privée.

 

1. La nécessité d’un équilibre entre droit de la preuve, protection de la vie privée et protection des données personnelles

 

La première phrase du premier considérant du Règlement général sur la protection des données (dit RGPD) expose clairement que : « La protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel est un droit fondamental. »

 

Mais ce droit fondamental est contrebalancé par le quatrième considérant du RGPD : « Le droit à la protection des données à caractère personnel n’est pas un droit absolu; il doit être considéré par rapport à sa fonction dans la société et être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux, conformément au principe de proportionnalité. »

 

Le droit au respect de sa vie privée est un droit fondamental consacré par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, lequel énonce que :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

 

Aucun droit fondamental n’a de caractère absolu, mais une atteinte à un droit fondamental ne peut être justifiée que si elle est strictement nécessaire et proportionnée au but poursuivi.

 

La Cour de justice de l’Union européenne a eu l’occasion de rappeler ce principe de proportionnalité s’agissant du nécessaire équilibre entre droit de la preuve et droit à la protection de ses données personnelles dans un arrêt C-268/21 du 2 mars 2023 «Norra Stockholm Bygg AB contre Per Nycander AB, », dans le cadre d’un litige où était demandé la production en justice du registre du personnel lequel était susceptible de constituer une preuve importante.

 

La CJUE a donc rappelé ce principe de mise en balance des intérêts, en considérant que :

« Les articles 5 et 6 du règlement 2016/679 doivent être interprétés en ce sens que :

lors de l’appréciation du point de savoir si la production d’un document contenant des données à caractère personnel doit être ordonnée, la juridiction nationale est tenue de prendre en compte les intérêts des personnes concernées et de les pondérer en fonction des circonstances de chaque espèce, du type de procédure en cause et en tenant dûment compte des exigences résultant du principe de proportionnalité ainsi que, en particulier, de celles résultant du principe de la minimisation des données visé à l’article 5, paragraphe 1, sous c), de ce règlement. »

 

Il n’est cependant pas possible d’estimer dans l’absolu quels intérêts probatoires sont susceptibles de prévaloir sur le droit au respect de la vie privée ou le droit à la protection des données. Mais dans trois arrêts rendus le 8 mars 2023, la Cour de cassation a eu l’occasion de rappeler et mettre en œuvre le principe de nécessité et de proportionnalité dans l’acceptation des moyens de preuves illicites.

 

2. Rappel du principe de nécessité et de proportionnalité par la Cour de cassation

 

Dans son arrêt rendu le 8 mars 2023, n° 21-20.798, la Chambre sociale confirme le nécessaire équilibre entre protection des données à caractère personnel et droit de la preuve.

 

Pour licencier une salariée pour faute grave, un employeur avait rapproché les données contenues dans le système de badgeage situé à l’entrée des bâtiments de l’entreprise avec celles issues du logiciel de contrôle du temps de travail, afin de contrôler l’activité et les horaires de travail de l’intéressée.

 

Or, la seule finalité déclarée par l’employeur auprès de la Cnil et présentée à l’époque au comité d’entreprise concernant le système de badgeage était le contrôle des accès aux locaux et aux parkings, de sorte que l’employeur n’avait jamais informé ses salariés et les institutions représentatives du personnel que les que les heures d’entrée et de sortie des bâtiments étaient susceptibles d’être contrôlées par l’intermédiaire de ce dispositif.

 

La Cour d’appel de Paris avait considéré que l’employeur invoquait vainement une atteinte à son droit à la preuve dans la mesure où il lui aurait suffi de « déclarer de manière simplifiée au correspondant Cnil » la finalité de contrôle du temps de travail du système de badgeage lors de l’accès aux locaux et d’en informer les salariés ainsi que les institutions représentatives du personnel habilitées pour préserver son droit à la preuve.

 

La Cour de cassation casse et annule l’arrêt d’appel, lui reprochant de ne pas avoir vérifié si la preuve litigieuse était indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur et si l’atteinte au respect de la vie personnelle de la salariée n’était pas strictement proportionnée au but poursuivi.

 

3. Droit de la preuve et l’intérêt légitime à l’égalité salariale

 

Dans son autre arrêt du 8 mars 2023, 21-12.492, la Chambre sociale de la Cour de cassation a eu à se demander si la défense de l’intérêt légitime d’une salariée à l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail était de nature à justifier une atteinte au droit à la vie privée et à la protection des données personnelles.

 

Après un licenciement et se fondant sur l’article 145 du code de procédure civile, une salariée avait sollicité auprès de son ex-employeur que lui soient communiqués les bulletins de salaire de 8 autres salariés occupant des postes équivalents (avec occultation des données personnelles à l’exception des noms et prénoms, de la classification conventionnelle, de la rémunération mensuelle détaillée et de la rémunération brute totale cumulée par année civile), afin de démontrer avoir subi une inégalité salariale par rapport à certains collègues masculins occupant des postes similaires.

 

L’ex-employeur lui avait alors opposé que le RGPD s’opposait à ce qu’un juge puisse ordonner la communication à un tiers de données personnelles dans des conditions contraires à ce Règlement.

 

La chambre sociale de la Cour de cassation a toutefois considéré que cette communication d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’autres salariés était indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi, soit la défense de l’intérêt légitime de la salariée à l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail.

 

4. Droit de la preuve et vidéosurveillance des salariés

 

Dans son troisième arrêt rendu le 8 mars 2023, n° 21-17.802, la Chambre sociale s’est prononcée sur la recevabilité des enregistrements issus d’une caméra de vidéosurveillance installé sur le lieu de travail.

 

Une salariée avait été licenciée pour faute grave après que son employeur a pu confirmer ses soupçons de vol et d’abus de confiance à l’encontre de la salariée, au moyen d’un dispositif de vidéosurveillance installé sur le lieu de travail.

 

Or, il était invoqué par la salariée que d’une part ce dispositif de vidéosurveillance n’avait pas fait l’objet d’une autorisation préfectorale préalable et, que d’autre part, l’employeur n’avait pas informé la salariée des finalités de ce dispositif ni de la base juridique qui le justifiait, conformément à l’article 32 de la loi informatique et libertés du 6 janvier 1978 qui était alors applicable.

 

L’employeur considérait que la production en justice de ce moyen de preuve, même « illicite », était indispensable dans la mesure où les enregistrements avaient permis de confirmer les soupçons de vol et d’abus de confiance à l’encontre de la salariée, révélés par un audit qu’il avait mis en place au cours des mois de juin et juillet 2013 et qui avait mis en évidence de nombreuses irrégularités concernant l’enregistrement et l’encaissement en espèces des prestations effectuées par la salariée.

 

La Cour de cassation, reprenant la motivation de la Cour d’appel de Paris, a considéré que la production des enregistrements litigieux n’était pas indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur, dès lors que celui-ci disposait d’un autre moyen de preuve qu’il n’avait pas versé aux débats, à savoir l’audit qu’il avait réalisé au cours des mois de juin et juillet 2013.

 

Se pose la question de savoir si les enregistrements auraient pu être admissibles si l’employeur n’avait pas fait mention de l’audit qu’il avait réalisé. En effet un moyen de preuve illicite est susceptible d’être admissible s’il est l’unique moyen permettant de prouver un fait et que l’atteinte à la vie privée alors engendrée est strictement proportionnée au but poursuivi.

 

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[Mise à jour du 02 02 2024]

Par deux arrêts d’assemblée plénière en date du 22 décembre 2023 (Cass. Ass. Plen. 22 décembre 2023, n° 20-20.648 , Cass., Ass., Plén., 22 décembre 2023, n°21-11.330), la Cour de cassation est venue réaffirmer le principe selon lequel la déloyauté ou l’illicéité dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve dans le cadre d’un procès civil ne conduit pas nécessairement à l’écarter du débat. La Cour a considéré que l’enregistrement audio et la captation d’une conversation privée, obtenus à l’insu d’un salarié, est recevable en justice dès lors qu’il ne porte pas atteinte aux droits du salarié, est indispensable au droit à la preuve et strictement proportionné au but poursuivi.

C’est également dans le même sens, que la cour d’appel de Paris, est venue statuer le 10 janvier 2024 (CA Paris, Pôle 5 Chambre 4, 10 janvier 2024, RG n°21/22203) dans un litige concernant un franchiseur et l’un de ses franchisés.

 

Toutefois, le juge procède à un contrôle attentif et n’admet pas toute les preuves illicites ou déloyales. Cette position a été illustrée dans une récente décision de la chambre sociale de la Cour de cassation (Cass. Soc. 17 janvier 2024, n° 22-17474). relative au cas d’un salarié ayant enregistré clandestinement une conversation avec les membres du CHSCT enquêtant sur l’existence de pratiques de harcèlement moral de la part d’un employeur. En l’espèce, la Cour de cassation a donné raison à la Cour d’appel d’avoir écarté des débats cet enregistrement clandestin, arguant qu’il n’était pas essentiel pour le droit à la preuve du demandeur, compte tenu des autres preuves fournies par le salarié qui laissaient présumer l’existence d’un harcèlement moral.

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Ces arrêts sont l’occasion de rappeler que l’équilibre entre d’une part le droit de la preuve et d’autre part la protection des données et de la vie privée est un enjeu important qui nécessite une analyse au cas par cas. Bien que le droit de la preuve soit essentiel dans le système juridique, il est également indispensable de protéger les données personnelles et la vie privée des individus. Dans certains cas, lorsque la preuve est indispensable à l’établissement d’un fait et qu’il n’existe pas d’autres moyens pour l’établir, une preuve qui porte atteinte à la vie privée ou à la protection des données à caractère personnel peut être communiquée et acceptée par les tribunaux. Cependant, le but poursuivi doit être strictement proportionnée à l’atteinte aux droits fondamentaux de chaque individu.

 

Le Pôle « IT, Data protection & Cybercriminalité » d’AGIL’IT se tient à votre disposition pour vous accompagner dans la mise en place de pratiques adaptées à votre activité et conformes à la règlementation en matière de protection des données à caractère personnel pour garantir le respect de la vie privée de vos utilisateurs. 

 

Par AGIL’IT – Pôle ITData protection & Cybercriminalité

Laure LANDES-GRONOWSKI, Avocate associée