La responsabilité délictuelle de la société mère ou de l’actionnaire principal comme nouvelle alternative au co-emploi

 

Notre associée du Pôle social, Sandrine HENRION, membre du Syndicat des avocats d’affaires spécialisés en droit social, Avosial, a publié une chronique sur une décision innovante de la Cour de Cassation du 24 mai 2018, dans actuEL RH des Editions Legislatives parue le 28 août 2018

 

 

Face à une reconnaissance de plus en plus restrictive s’agissant du co-emploi, la Cour de cassation  construit une jurisprudence permettant d’engager la responsabilité extracontractuelle de la société mère ou de l’actionnaire principal comme une alternative au co-emploi pour les salariés licenciés pour motif économique.

Il convient de rappeler qu’une société appartenant à un groupe ne peut être considérée co-employeur du personnel d’une autre société de ce même groupe en l’absence de tout lien de subordination que si trois conditions sont réunies : une confusion d’intérêts, d’activité et de direction résultant d’une ingérence anormale de la première dans la gestion économique et sociale de la seconde (Cass. soc. 6 juillet 2016, n° 14-27.266, n° 14-26.541, n° 15-15.481).

Ainsi, depuis ces dernières années, une conception de plus en plus restrictive de la notion de co-emploi limite la possibilité pour les salariés d’obtenir réparation du préjudice subi.

 

Une ouverture sur la responsabilité délictuelle de la société mère en 2014

Néanmoins, la Cour de cassation a ouvert en 2014 une nouvelle voie d’action pour les salariés qui souhaiteraient engager la responsabilité de la société-mère qu’ils estiment responsable des difficultés économique de leur société et de la perte de leur emploi.

Dans un arrêt du 8 juillet 2014, la chambre sociale de la Cour de cassation avait reconnu que la société-mère était responsable délictuellement (article 1240 du Code civil) envers les salariés d’une filiale du fait de ses actions fautives ayant concouru à la déconfiture de la filiale et, par conséquent, aux licenciements économiques qui en avaient résulté (Cass. soc. 8 juillet 2014, n°13-15.573).

Cette jurisprudence inédite a été confirmée par trois arrêts de la Cour de cassation du 24 mai 2018 et qui ont, par ailleurs, apporté des précisions (Cass. soc. 24 mai 2018, n°16-22.881 ; 16-18.621 ; 17-15.630).

 

L’extension à l’actionnaire majoritaire

Dans le premier arrêt, il s’agissait en l’espèce d’une société Sun Capital Partners Inc., actionnaire unique du groupe Lee Cooper qui possédait, par le biais d’autres sociétés, la filiale Lee Cooper France.

Cependant, cette filiale a été placée en liquidation judiciaire entrainant le licenciement de 74 salariés pour motif économique.

Les salariés licenciés ont intenté une action devant la juridiction prud’homale considérant que les difficultés économiques rencontrées par la filiale résultaient de différentes actions organisées au profit de l’actionnaire unique, le rendant de facto responsable des licenciement des salariés.

Afin de voir condamner la société Sun Capital Partners Inc., les salariés souhaitaient faire reconnaître la qualité de co-employeur de la société, ou à défaut, que sa responsabilité civile délictuelle soit engagée.

En défense, la société Sun Capital Partners Inc. invoquait qu’une situation de co-emploi ne pouvait être reconnue au profit des salariés et qu’ainsi, il était nécessaire de caractériser une faute qualifiée de l’actionnaire conformément à la jurisprudence de la chambre commerciale de la Cour de cassation qui subordonne la responsabilité envers les tiers à « une faute intentionnelle d’une particulière gravité, incompatible avec l’exercice normal des prérogatives attachées à la qualité d’associé » (Cass. soc. 18 février 2014, n°12-29.752).

Si la Cour de cassation rejette la notion de co-emploi, elle considère que les décisions, prises par le biais d’autres sociétés, ont été préjudiciables à la filiale Lee Cooper France.

En effet, ces décisions ont été prises dans le seul intérêt de l’actionnaire et au détriment de sa filiale, à savoir : contribution de la filiale au-delà de ses moyens financiers, transfert gratuit d’une licence au profit d’une autre société du groupe, garantie immobilière au profit d’une autre société, vente de stocks faisant l’objet d’un droit de réntention, factures partiellement acquittées par les autres sociétés du groupe pour les services rendus par la filiale.

La société-mère a ainsi par sa faute concouru à la liquidation partielle de sa filiale et aux licenciements d’un certain nombre de salariés.

Cependant, pour certains auteurs, la chambre sociale de la Cour de cassation ne s’est pas véritablement prononcée sur la nécessité de caractériser une faute qualifiée de l’actionnaire principal.

Pour ces derniers, la société Sun Capital Partners Inc. n’est pas l’actionnaire unique de la filiale Lee Cooper France qu’elle détient par le biais d’autres sociétés. Par conséquent, il n’était pas nécessaire de caractériser une faute qualifiée.

Qu’importe l’interprétation faite de la position de la Cour de cassation, celle-ci n’admet pas que la responsabilité délictuelle de l’actionnaire puisse être recherchée systématiquement et pose des limites.

 

Les limites de la société mère soutenant sa filiale

Dans un deuxième arrêt, la chambre sociale de la Cour de cassation précise qu’aucune faute ne peut être reprochée à la société-mère quant aux difficultés économiques d’une de ses filiales.

Pour justifier sa décision, celle-ci relève que la situation économique de la filiale était déjà compromise avant l’acquisition de cette dernière par la société-mère, que les facturations entre les deux sociétés correspondaient à des prestations réelles, que la société-mère avait tenté de redresser la filiale en vain et que la société-mère connaissait elle-aussi des difficultés économiques justifiant son refus de ne pas contribuer au plan de sauvegarde de l’emploi de la filiale.

Qui plus est, la chambre sociale considère qu’il n’appartenait pas à la société mère d’établir une politique industrielle, commerciale ainsi qu’une politique de gestion des ressources humaines en lieu et place de la filiale. En effet, si celle-ci avait entrepris de telles actions, le risque aurait été qu’elle se voie reconnaître la qualité de co-employeur.

 

Dans une troisième décision, la Cour de cassation précise que l’arrêt des poursuites individuelles des créanciers faisant suite à l’engagement d’une procédure collective envers la société-mère est opposable aux salariés d’une filiale.

Enfin, en l’absence de demande de reconnaissance d’une situation de co-emploi, les actions en responsabilité extracontractuelle dirigées contre un tiers, qui n’est pas l’employeur, devront être portées devant la Tribunal de Grande Instance au détriment du Conseil de Prud’hommes (Cass. soc. 13 juin 2018, n°16-25.873). Il en va ainsi de l’action des salariés d’une filiale à l’encontre de la société-mère ou de l’actionnaire majoritaire.

Ainsi, la Cour de cassation confirme la possibilité ouverte aux salariés licenciés pour motif économique d’engager la responsabilité extracontractuelle de la société mère lorsque celle-ci par sa faute, consistant en la prise de décisions préjudiciables à la filiale du groupe, est responsable de leur perte d’emploi, à charge pour eux de démontrer l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité.

 

Article paru dans l’actuEL RH des Editions Legislatives le 28 août 2018

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Par AGIL’IT – Pôle social

Sandrine HENRION, Avocate associée