Ne pas se tromper de lunettes : à propos de l’interprétation des contrats de cession de droits d’auteur (CA Versailles, 22 février 2019).

Un arrêt récent rendu par la Cour d’appel de Versailles contient des rappels et précisions très utiles sur les contrats de cessions de droit d’auteur.
 

Les faits principaux peuvent être résumés ainsi :
 

  • En mars/avril 2013, un directeur artistique free-lance a réalisé pour le compte de la société HAVAS 360 quatre illustrations en rapport avec le thème de l’optique en vue de leur présentation par la société Havas 360 à l’édition 2013 du festival de Cannes Lions, prestigieuse manifestation récompensant les meilleures créations publicitaires devant se tenir au mois de juin 2013. Les illustrations étaient destinées pour une association avec la marque Essilor
  • Le 23 avril 2013, la société Havas 360 a été informée par la société Essilor que celle-ci ne souhaitait pas voir sa marque associée au projet.
  • Selon protocole d’accord conclu entre le directeur artistique free-lance et la société Havas 360 le 27 mai 2013, « [l’auteur] autorise Havas 360 à utiliser ces illustrations pour assurer la promotion de l’agence à titre gracieux. En revanche si la société Havas devait reproduire et/ou représenter ces illustrations pour d’autres opérations que celles visées ci-dessus et à des fins commerciales, la société Havas 360 s’engage à en informer [l’auteur] et à négocier le montant des droits de propriété intellectuelle qu’il pourrait revendiquer sur ces créations“.
  • Finalement, les illustrations seront présentées lors de l’édition 2014 du festival de Cannes Lions en association avec une autre marque de lunettes qu’Essilor

 

C’est dans ce contexte que le directeur artistique free-lance a assigné HAVAS 360 pour contrefaçon et nullité du protocole du 27 mai 2013.

 

Le consentement du directeur artistique n’est pas vicié faute de démontrer que l’association de ses illustrations à une marque particulière était la cause déterminante de la gratuité de la cession.

 

Le premier argument du directeur artistique est d’invoquer un vice du consentement lors du protocole du 27 mai 2013. Il soutient que le caractère gratuit de la cession n’était justifié qu’en raison de l’utilisation de ses illustrations pour ESSILOR dans le cadre du festival de Cannes Lions 2013.

 

Le protocole du 27 mai 2013 prévoyait les clauses suivantes :

 

« [l’auteur] déclare avoir réalisé pour le compte de la société Havas 360 dans le cadre de son activité free lance des illustrations pour le client Joupi utilisées dans le cadre du Festival de Cannes 2010 et plus récemment pour le client Essilor pour le Festival de Cannes 2013.

[l’auteur] autorise Havas 360 à utiliser ces illustrations pour assurer la promotion de l’agence à titre gracieux.

En revanche si la société Havas devait reproduire et/ou représenter ces illustrations pour d’autres opérations que celles visées ci-dessus et à des fins commerciales, la société Havas 360 s’engage à en informer [l’auteur] et à négocier le montant des droits de propriété intellectuelle qu’il pourrait revendiquer sur ces créations” ; »

 

La Cour d’appel procède à une interprétation du protocole pour en déduire qu’en dépit du caractère gratuit de la cession, il y avait bien une contrepartie pour l’auteur, à savoir accroitre sa notoriété en participant à ce festival.
 

Elle considère également que le choix de la marque associée à l’utilisation de ses illustrations n’était pas un élément déterminant du consentement :
 

« Que l’utilisation de ses illustrations, qui en définitive ont été associées à l’enseigne d’un autre lunettier bénéficiant d’une certaine notoriété, ne modifiait en rien la contrepartie qu’il pouvait tirer de l’utilisation des illustrations dans le cadre d’une compétition culturelle, à laquelle chacun des partenaires trouvait un intérêt personnel ; que [l’auteur]. espérait en effet par cette participation au Festival de Cannes Lions, accroître sa notoriété ; qu’il avait répondu à une commande de son employeur en réalisant lesdites illustrations et ne démontre pas qu’il était à l’origine du choix de l’annonceur auquel son employeur souhaitait s’allier ; que dès lors, sauf s’il était démontré que [l’auteur] avait été associé au choix de l’enseigne Essilor, la société Havas 360 n’avait pas l’obligation de l’informer de la défection de cette enseigne et il n’est en tout cas pas démontré qu’elle s’en est sciemment abstenue pour obtenir le consentement de [l’auteur] au protocole d’accord qui s’inscrivait dans un accord plus vaste au regard de la cessation du contrat de travail salarié de [l’auteur] ; »
La demande fondée sur le vice du consentement est donc rejetée faute de « démontrer que l’association de ses illustrations à l’enseigne Essilor était la cause déterminante de son consentement à céder ses droits à titre gratuit dans le cadre de la manifestation du Festival Cannes lions et que s’il avait connu la défection d’Essilor, il ne l’aurait pas donné ».
 

L’arrêt est intéressant dans son appréciation circonstanciée et libérale de la gratuité de la cession. Si l’article L. 122-7 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que les droits patrimoniaux d’auteur peuvent être cédés à titre gratuit, les juges sont particulièrement vigilants sur les cessions gratuites, l’auteur devant avoir « une claire conscience de ce qu’il cède à titre gratuit, de renoncer à percevoir des droits patrimoniaux sur l’exploitation de son œuvre » (CA Paris, 25 nov. 2005, n° 04/02005 : JurisData n° 2005-292625). Il est donc généralement nécessaire de démontrer une réelle intention libérale de l’auteur. Ici, la Cour d’appel de Versailles est assez souple sur l’admission de la cession gratuite, la seule possibilité d’accroitre la notoriété de l’auteur étant suffisante pour justifier la cession gratuite.

 

La cession de droit d’auteur ne doit être ni générale ni imprécise

 
 

Le second argument de l’auteur est plus classique et tenait à la violation des règles sur les cessions de droit d’auteur.
 

La Cour d’appel fait un rappel complet des règles applicables aux cessions de droit d’auteur :
 

« Selon l’article L 131-3 du code de la propriété intellectuelle, la transmission des droits d’auteur est subordonnée à la condition que chacun des droits créés fassent l’objet d’une mention distincte dans l’acte de cession et que le domaine des droits cédés soit délimité quant à son étendue et à sa destination, quant au lieu et quant à sa durée ;
Considérant que c’est vainement que la société intimée entend voir limiter les exigences susdites aux contrats énumérés par l’article L131-2 du même code alors que l’article précité ne distingue pas et que l’exigence d’un écrit concernant la cession des droits d’auteur a été généralisée à tous les contrats ;
Considérant que le contrat de cession est d’interprétation stricte et que l’auteur d’une œuvre peut exiger que celle-ci ne soit pas utilisée à d’autres fins que celle qu’il a autorisées ;
Que les clauses ne doivent pas être rédigées en termes généraux ; »

 

D’une part, la Cour confirme l’abandon de la jurisprudence qui considérait que le formalisme de l’article L. 131-3 du CPI ne s’appliquait qu’aux contrats énumérés à l’article L. 131-2, alinéa 1er, à savoir les contrats de représentation, d’édition et de production audiovisuelle, et non aux autres contrats (Cass. 1re civ., 21 nov. 2006, n° 05-19.294 : JurisData n° 2006-036062). La nouvelle rédaction de l’article L. 131-2 du CPI issue de la loi du 7 juillet 2016, imposant un écrit pour tous les contrats de transmission des droits d’auteur, devait en effet entrainer un revirement de cette jurisprudence comme l’avait relevé la doctrine (C. Caron, CCE n° 4, Avril 2017, comm. 31 : « sormais, il semble bien que le formalisme de l’article L. 131-3, qui implique de préciser les contours de la cession, s’applique bien à tous les contrats, tant à ceux de l’alinéa 1er qu’à ceux de l’alinéa 2 de l’article L. 131-2 »);
 

D’autre part, au regard des principes rappelés ci-dessus, la Cour annule le protocole du 27 mai 2013 en raison de l’imprécision et la généralité de la cession :
 

«Il apparaît ainsi que la cession consentie par [l’auteur] de ses droits à titre gracieux, sans précision sur la nature exacte des droits cédés d’une part, ni sur la destination exacte de l’utilisation cédée, dès lors que le nom d’Essilor n’était pas rappelé au paragraphe 3 et sans limitation dans le temps de la cession d’autre part, compte tenu de la réelle ambiguïté, voire de la contradiction entre le paragraphe premier et le paragraphe trois qui n’énonce aucune durée tout en se référant au premier paragraphe qui vise une manifestation ayant lieu en 2013, laquelle n’a pas encore eu lieu au moment de la signature, rend nulle le protocole d’accord conclu entre [l’auteur] et l’agence Havas 360 pour non-respect des dispositions du texte susvisé qui tend, par les mentions strictes qu’il impose, à la protection du droit des auteurs »
 

La conséquence de cette annulation est la condamnation pour contrefaçon de droits d’auteur de la société HAVAS 360 qui est condamnée à 25.000 € (dont 5.000 € au titre du droit moral) en tenant compte du fait que les illustrations en cause avaient à tout le moins servi la notoriété et l’image de la société Havas 360.

 

 

Jérôme TASSI